"Tout en haut du champ de lavandes, derrière l'immense marronnier qui l'abrite du soleil en été, voici la maison de Robert Morel. Le grand vitrage est celui de son bureau."

Le Jas

« Sur le chemin qui conduit au Jas du Revest-Saint-Martin, il me semble toujours que va paraître sa silhouette bleue P.T.T. sur le bleu de Provence du ciel. Et il y aura du bleu dans ses yeux, des éclats de soleil aux verres de ses grosses lunettes rondes, qui lui font un regard un peu triste. Le facteur Jules Mougin a des cheveux un peu longs qui débordent de son képi bleu P.T.T. C’est qu’il n’a guère de temps. Lui, c’est au Revest des Brousses qu’il est facteur. Pour sa tournée, il suit un chemin pareil à celui du Jas, mais qui monte davantage. « Le vieux chemin de Vachères s’accroche à la pente du plateau, quand, dans un suprême effort, il parvient au ras du ciel, le Revest des Brousses n’est plus qu’un jeu de construction. »
Mais du Revest des Brousses au Revest-Saint-Martin la route est différente ; et le courrier du facteur est le sien. Un poème . Deux vers peut-être tels ces deux-ci :


Décrochez dont le soleil du portemanteau.
J’ai bien envie de le mettre sur ma tête


Car au cœur de la Provence, un homme édite les poèmes du facteur. Tout le monde s’étonne de cela, sauf le facteur qui ne s’étonne de rien. Il est bien au-dessus de tout cela, le facteur du Revest de Brousses ! Il met un pied devant l’autre dans la poussière du chemin, et il y a comme un léger nuage de lumière qui monte de la terre, derrière lui, et qui va poudrer les touffes de lavande. Et, derrière lui, il y a aussi des mots qui sonnent étrangement ; étrangement pour celui qui n’a jamais mis les pieds ici. Le facteur chantonne :


Le comptable du ciel
A beau compter et recompter
Il lui manque toujours une étoile.
C’est le facteur rural
Qui l’a retrouvée
Entre la Chaussée d’Antin
Et le Revest de Brousses.
Je vous prie d’en aviser
Le Préfet de Police.


Il chantonne et il s’éloigne. Il a remis son poème à l’homme du Jas, et son poème est sous un toit de loses, entre des murs comme il les aime. Des murs en fête. Car, au Jas, le facteur l’a vu, tout est lié : « Pierres, arbres, racines d’arbres et maison. On remarque le toit et davantage la cheminée du toit. Deux arbres gardiens battent la mesure. La lumière saute. Tout suit. Un rythme oblique, du ciel à la terre ».

Robert Morel

"Robert Morel devant sa maison du Jas"

"Et devant le Jas on s’arrête. Ici le temps n’existe plus. Il semble n’avoir jamais existé, jamais coulé entre ces maisons où les siècles se sont soudés, mariés, entrelacés, si étroitement que l’art de demain plonge ses racines au coeur même de l’art d’autrefois.


Une histoire toute simple


Il y a cinq ans, le Jas n’était qu’un amas de ruine. Les figuiers et les chênes avaient écarté de leurs bras tous les murs des maisons et percé les toits. Partout, le roncier était maître de la terre sèche, âpre et chargée de senteurs sauvages. Mail il y avait le vent descendu de la montagne du Lure et qui froissait au passage le ciel de lumière. Il y avait sa plainte dans les grands marronniers où tout un monde d’oiseaux retenait son souffle. Et puis, sous la sauvagine gourmande, subsistait ça et là le tracé de venelles. Ici, la terre était encore noire devant le four ; là, il y avait une marche usée, plus loin, une araire à demi enterrée.
La vie.
Le vie arrêtée depuis près d’un siècle et qu’il fallait retrouver, dont on pouvait encore suivre la trace. Peut-on rétablir les liens rompus ? Peut-on raccorder les maillons d’une chaîne si longtemps abandonnée ?
Pour réussir cela, il faut la volonté de ne rien négliger, de ne rien détruire, et celle, surtout, de résister au désir de « reconstituer ». Robert More et Odette Ducarre allaient s’atteler à cette tâche et réussir un sauvetage qui ne ressemble à aucune autre. Car on ne sauve pas des pierres si l’on ne sent pas ce qu’elles sont, ce qu’elles peuvent exprimer ; si l’on a su évaluer le poids de chaleur humaine qu’elle portent en elle.
En ce lieu que la nature avait repris, il y a eu la vie. Le vie des hommes entre le ciel et la terre, avec la récolte et la peine. Plus de quatre-vingts personnes habitaient là, autour du four banal et de la forge, dont l’enclume sonnait claire comme un clocher en fête. Et puis, vers l’en 1400, la peste vint qui ne laissa derrière elle que des morts. Un demi-siècle coula, habité seulement de soleil et de vent et, de nouveau, des hommes s’installèrent, remontant leurs maisons sur des ruines. Ensuite, bien plus tard, ce fut pour les paysans d’ici l’appel de la ville, de la vallée plus riche.
Plus riche ? Mais où sont donc les vraies richesses ?

jas

"Tel était à peu près le jas quand Robert et Odette Morel le découvrirent. Des maisons simples, peu ouvertes, de pierre nue, sans enduit."

Il faut passer ici le temps de voir l’aube sortir de terre, le temps de subir le grand sommeil de midi, le temps de laisser s’endormir le ciel. Et, là encore, il faut écouter le facteur Mougin :


J’aime la dernière heure du jour
Quand les corbeaux se dirigent vers l’Ouest.
C’est le moment où les arbres font des signes.
Des grandes rides horizontales soulignent la décomposition du ciel jaune, vert, bleu et noir.


Car Jules Mougin vient d’ici en voisin, et, après lui, d’autres auteurs étonnés de dédicacer leurs livres sous un marronnier plusieurs fois centenaire, loin des fumées de la ville, avec, devant eux, le soir qui meurt sur les lointains bleus.

le jas

"Derrière le tranc d'un figuier, une constuction en pierre sèche. Il règne ici un accord profond entre la nature et l'architecture"

Et, autour d’eux, le talent d’Odette Ducarre et de Robert Morel a fait revivre la pierre qui chante comme si jamais la mort ne l’avait menacée. Le soleil est dans le ciel, il est par terre aussi, devant le seuil d’où s’envolent les oiseaux blancs de la paix. Une dizaine de maisons déjà sont reconstruites autour du four où demain l’on cuira la fougasse. Mais Robert Morel cherche toujours la forge. Pour tout trésor, il n’a découvert qu’un demi-tournois du règne d’Henri IV. Mais le grand secret du lieu, c’est l’accord parfait, l’accord des matériaux. Et l’on découvre alors que le ciment est une matière noble, qu’il peut soutenir la pierre sans en tuer le chant. Le bois, le fer, le verre, des roches venues parfois de très loin, d’autres portant des traces de vie lointaines et découvertes ici même sous la terre, tout se mêle en un seul concert de lignes sobres ; en une harmonie où dominent les verticales et les horizontales.

atelier

"Le bureau de Robert Morel. le vitrage, qui remplit tout un mur, a été dessiné par Odette et exécuté par un forgeron voisin. La corbeille à parier est une jarre de pierre trouvée dans la région. Sur les étagères de staff, une collection de bouteille, des objets de peu... ou de beaucoup de prix."

atelier

"Un aspect de l'atelier d'Odette Morel. Le grand vitrage, ouvert dans le mur est, laisse apparaître, au fond, les murs et le toit des "éditions""

De cet amas de ruines, de ces maisons reconstruites déjà sur des ruines et qui, à leur tour, s’étaient écroulées, un autre hameau est né où l’artisanat est celui du livre. Car ici, on fabrique des livres avec cet amour de la matière et du beau métier qu’avait, autrefois, le forgeron ou l’ébéniste qui besognait au Jas.

jas

"Même s'il pleut rarement, il est bon de pouvoir marcher à pied sec après de gros orages. On dalle donc le sol de pierres posées sur chant, ce qui s'appelle "calader". Odette a collaboré avec le maçon pour composer ces soleils qui s'épanouissent au pied de la maison"

Et le premier auteur de la maison est le voisin, ce Jules Mougin, facteur au Revest de Brousses, ce poète en képi bleu P.T.T.
Qui s’en retourne par le chemin, entre « des luzernières, de grasses herbes, des vagues fleuries et des espaces bleus ».
Et le facteur s’arrête et contemple un arbre solitaire.Cet arbre, le vent l’a torturé « tant que jamais plus l’oiseau ne s’y arrête, à cause, sans doute, des nœuds et de ses façons de vipère irritée. Alors pour occuper sa solitude et calmer sa détresse, l’arbre chantonne le même refrain, et li et là, au bord du ciel ».
Bernard Clavel

(Les citations sont extraites des œuvres de Jules Mougin publiées chez Robert Morel.)


Le texte est extrait de « Jardin des arts », N°135

 

le jas

"Le village. Un jeu magnifique de volumes assemblés sous la lumière (côté sud)

 

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