LES SAINTS DE TOUT LE MONDE

Saints de tout le monde

 

 

Comme, distraitement ou inconsciemment, on prend un ton pour lancer un sermon ou une conférence, comme on en trouve un autre pour répondre   à la messe, et ce n'est pas le meilleur, comme il y a un ton pour demander à quelqu'un s'il est bien portant, et une autre pour dire à un orphelin : « Comme je vous comprends, comme je vous plains ! », il semble depuis des siècles y avoir un ton pour parler des saints, une habitude, qui est plus maligne qu'une manie, d'écrire et d'écouter la vie des saints en penchant la tête, en joignant les mains et en soupirant aux passages pathétiques.

« Simples écolier, - dit-on d'un saint du 11 mai dans un ouvrage récent et de bonne quantité,   il était déjà par sa conduite un exemple vivant, simple écolier, il évitait avec soin, non seulement dans ses actions, mais encore dans ses paroles, tout ce qui eût pu faire rougir ; il avait en horreur la colère et l'envie, ainsi que l'orgueil, père de l'une et l'autre. Jamais il ne prêta la langue à la moindre médisance, il cédait volontiers à ceux qui lui étaient inférieurs, soit pour la naissance, soit pour le savoir, et il se conciliait l'amitié de ses rivaux. Dans toutes ses démarches, il portait un caractère de perfection qui était l'oeuvre de la grâce. » Peu importe, hélas ! le nom du saint, l'éloge est le même pour tous les saints. Ils naissent enfant de choeur, et un beau jour on leur coupe la tête. C'est un style, presque un style de vie armé d'une bonne volonté évidente, émouvante, accablante, une bonne volonté sourde. On ne peut pas discuter avec elle, elle a raison avant de commencer et s'exprime aussi plus simplement que les encycliques pontificales.

Oh ! je dois croire, j'ai le devoir de croire et je veux croire que certaines âmes s'édifient à écrire ou à lire ces encycliques et ces vies de saints où de bonne fois, hélas ! la vie a été censurée.. Il avait en horreur la colère et l'envie... Simple écolier, il était déjà par sa conduite un exemple vivant... De cette imagerie, dont les gens d'Eglise laissent aux païens le soin - qui était leur devoir - de dénoncer la caricature, les catholiques tirent une spiritualité qu'ils appliquent ou qui les éloigne de la spiritualité.

Comment, dans la condition fausse où on le met, les saints seraient-ils nos amis, et pourquoi aurions-nous envie de les fréquenter ? La spiritualité n'est plus notre amie.

Périodiquement, le clergé, - excusez-moi, on pourrait croire que je déteste le clergé, et pourtant vous savez que je l'aime comme tout ce qui est en haut et dont nos avons besoin en bas, - le clergé s'en aperçoit. Craignant surtout cette désaffection de la jeunesse pour la vie de l'Eglise, du même élan, du même esprit que des vicaires ont fondé des sociétés de sport et de musique, des chanoines ont cherché et éclairé dans la vie des saints les aspects les plus chevaleresques et héroïques.Ce n'est pas seulement une attitude facilement militaire réservée au scoutisme ; la maison Herder en Allemagne a publié un choix de ces vies de saints - tiré à plus de cent mille exemplaires - où, si les saints ne sont plus sages comme des images fardées d'humilité, ils ne sont pas davantage des homme quotidiens : ils apparaissent comme des héros exceptionnels et excitants, des soldats, des chefs, des directeurs.

J'ai l'âge encore d'aimer la guerre, l'aventure, et même l'aventure mystique. Mais l'héroïcité et le mysticisme ne me tentent plus. Je n'ai pas du tout envie d'être un héros, catholique ou non. Pour prétendre à l'héroïsme et à l'exception, pour prétendre aux jeûnes, aux macérations, aux disciplines, aux extases, pour prétendre à la vie éternelle par effraction, il faudrait d'abord être des hommes.

Les saints, tels que nous nous sommes habitués à les voir, ou tels qu'on nous a habitués à les voir, ne sont plus des hommes, des vivants, ces luminaires qui nous aident à continuer la route sur la terre, mais des tentations comme les autres de quitter cette terre bonne femme, de nous évader, de donner une autre coloration au monde alors que nous ne voyons même pas celle qu'il a.

Mais ce n'est pas vrai. Les saints ne sont pas des étrangers, des statues ou des feux d'artifice. Quand on détache de leur vie trois jours exceptionnels, on oublie les cinquante ans, exceptionnels de ne pas l'être, qui ont précédé ces trois jours, une existence faite, comme toutes les autres, de maux de dents, de cors aux pieds, de coliques, de mauvaises pensées, de difficultés d'argent...

La Sainte Vierge avait des difficultés d'argent, et l'on ne s'en souvient pas, on ne veut pas le dire. Pensez-vous, la Sainte Vierge !...

J'attends avant tout des saints, non leur exemple dans le cas où l'on voudra me coupe la tête, car ne n'ai pas à me préoccuper du jour où l'on me coupera la tête ni comment, - à ce jour-là sa peine et sa grâce particulières ! - j'attends des saints ce goût de l'existence, ce plaisir d'être une créature de Dieu, cet amour de vivre ici-bas avec tout le monde, cet amour de la création et de la créature pécheresse s'il en est, que nous a révélé le Christ une grande fois et que l'Eglise est souvent incapable de nous apprendre. Il y a certainement plus de danger à nous abandonner dans le monde avec l'amour que de nous lancer dans des aventures héroïques, catholiques, et même celles où l'on meurt tout de suite avec ce grand filet spirituel par-dessous. Oh ! je ne veux pas dire qu'il y ait plus de mérite à être un bûcheron, un boulanger, une mère de famille qu'un missionnaire ou un martyr. Mais je suis gêné de savoir que dans un certain séminaire on prépare les futures prêtres à leur propre martyre, comme s'il y avait une préparation possible au martyre comme à un concours. Alors que personne ne nous invite à vivre.

Car nous sommes au monde pour vivre au monde, et j'aime les saints parce qu'ils y ont vécu.

Ils y ont vécu très simplement, sans renier la vie.

Quelque jours avant la mort de sainte Thérèse de l'Enfant Jésus, la sous-prieuse du Carmel de Lisieux faisait cette réflexion : « Notre petite Soeur Thérèse va mourir. La Mère Prieure devra, comme c'est l'usage, faire son éloge. Je me demande bien ce qu'elle pourra dire, car, enfin, elle bien gentille, cette petite Soeur, mais qu'a-t-elle fait ? »

J'aimerais qu'on puisse en dire autant de tous les saints.

- C'est bien gentil tout ça, mais qu'est-ce qu'ils ont fait de si extraordinaire ?

En vérité, ils n'ont rien fait d'extraordinaire. Ils ont vécu. Les saints sont la santé du monde. Ils aiment le jour, au jour le jour, faisant tous les jours le mieux possible, amoureusement, ce que chaque jour leur demande de faire. Ils ne regardent pas vivre, ils ne se regardent pas vivre, ils vivent. Ils sont tellement vivants, espiègles, joyeux, insupportables, qu'il est peu de cas où les saints de leur vivant n'aient indisposé leur mère l'Eglise. Ils ne prient pas non plus toute la journée, ce n'est pas vrai, à genoux, non. Dans la journée, ils sont au jour. Si vraiment la prière est pressante, urgente, sous sa forme la plus sèche et la plus démoniaque, sous la forme de la répétition, eh bien ! ils prennent sur leur nuit pour prier, comme l'indiquait saint Jean Chrysostome. La véritable oraison perpétuelle est bien celle des Pères du désert et du pèlerin russe qui ne se retiraient pas définitivement du monde les mains jointes, mais qui éteint parvenus à prier tout en tressant des cordes, en marchant, à prier en travaillant, à prier en mangeant, à prier en parlant...

Et pour un saint qui se donne la discipline quand vraiment il ne peut plus faire autrement, combien de saints tirent leur discipline de ce que chaque jour leur propose. Je songe à la jeune Maria Goretti, que l'Eglise à canonisée récemment, et qui, avec le sourire, sans ostentation, comme si c'était tout naturel, lavait pour la seconde fois la chemise propre qu'Alexandre avait volontairement souillée .C'est un petit événement qui arrive tous les jours, sous une forme ou une autre : disciplines naturelles que nous esquivons pour en inventer d'autres, artificielles, clous, chaînes, bras en croix, que nous choisissons.

Mon Dieu, quand un saint se donne la discipline, et ça ne dure pas toute la journée, il ne fait pas tant d'histoire. La vraie discipline du Curé d'Ars même, ce n'était pas ces séances privées où le diable si facilement a prise dans la provocation du sacrifice et du sang que Dieu seul peut verser et recueillir sans danger ; sa vraie discipline était dans son confessionnal, la confession d'autrui, dont il sortait épuisé.

On dira que c'est décevoir une jeunesse que de tirer de la vie des saints un amour pour le quotidien, la vie de tous les jours tellement fade, difficile, monotone. Oh ! la sainteté n'est tout de même pas de se résigner à cette fadeur, à cette monotonie, mais de réjouir d'une âme cette vie de tous les jours, de retrouver le plaisir d'éplucher des pommes de terre, de laver les pieds de ses enfants, de se laisser laver les pieds, de cuire du pain, de se battre contre l'injustice qui frappe tout de suite autrui mon voisin, le plaisir d'être où l'on est, l'amour de sa vocation, car la vocation est d'être où l'on est, de répondre à l'appel au jour le jour, sans regret et presque sans espoir. Les aventures plus extérieures malgré tout leur piment sont puisées ; les saints aventuriers qu'on nous propose sont des Jeanne d'Arc en armure d'aluminium, ou des plâtres qui n'ont jamais regardé une jeune fille comme une jeune fille, mais comme un morceau de bois... Je ne sais pas comment vous êtes faits ; mais j'ai des yeux, des mains, un corps, et avant de chercher des sensations fortes tout cela demande de vivre, de manger, d'avoir des enfants, de chanter... comme Jeanne la Lorraine certainement chantait.

Les saints ne sont pas les ennemis du monde, comme on nous dit qu'il faut être pour devenir un saint. Nous n'avons pas à nous préoccuper de devenir ou non des saints. C'est le bon Dieu, c'est le peuple, c'est l'Eglise qui diront si nous sommes des saints, et qui jugeront s'il est utile ou non qu'on le sache. Les saints sont au monde comme n'en étant pas, mais ils y sont bien. Ils ne trichent pas avec l'existence. Tenez, le 11 mai, l'Eglise fête saint Gengou, un fils de la Bourgogne.Fortuné. An 760. Enfance pieuse, etc... Simple écolier, il était déjà par sa conduite... Je veux bien, mais comment se fait-il qu'il se retrouve marié à une pimbêche que les hagiographes prennent plaisir à traiter de légère, vaniteuse, mondaine ? Si vraiment Gengou avait eu la prudence d'un vieillard, la piété, l'innocence, etc...Enfin, on sent tellement mieux, quoiqu'on nous l'ait caché depuis des siècles, qu'il était amoureux de cette fille, qu'il en avait envie. Bon, il l'épouse. Comme tout le monde il part à la guerre. En ce temps-là c'était avec Pépin le Bref. La guerre n'était pas toute sa vie. Il avait une vie de propriétaire ; quelques-uns savent les ennuis et les inconvénients de propriétés. La vie de Gengou, et l'Eglise passe dessus, est surtout celle d'un cocu. Sa jeune femme le trompait, le trompait et le retrompait. Vous surprenez les sourires, les bons mots, les bonnes fortunes non seulement des autres bourgeois, mais du menu peuple qui a la dent dure pour les grands... C'est cela, réellement, sa vie, toute la semaine, le dimanche et toute la semaine suivante. Sa femme le trompe et il le sait. Patient... Il finit par la quitter. Il l'installe confortablement dans un château et se retire dans un autre, près d'Avalon, sur le Cussin entre Auxerre et Autun. De là il veille sur sa dame, car il n'y a pas à s'en dédire ni à la cacher, il est ridiculement amoureux, il lui écrit tous les jours pour l'inviter à rester tranquille, à expier ses fautes (style d'hagiographe), lui pardonner. La libertine continue ses désordres. Gengou l'amoureux est forcément généreux, et il fait honneur dans sa maison aux pauvres, à ceux qui ont besoin d'un secours. Sa femme s'affole subitement et craint qu'il ne jette tout l'héritage par la fenêtre. Elle tourne la tête à l'un de ses amants qui assassine tant bien que mal le mari trompé. Il n'est pas tout à fait mort martyr, et sa mort est venue couronner une vie qui n'a certainement rien d'extraordinaire. Il y avait beaucoup de monde à son enterrement parce que c'était un homme aimable. On ne s'inquiéta de sa sainteté qu'à cause des miracles survenus   son enterrement. Je ne me rends pas compte si c'est une vie édifiante ou héroïque, je sais que c'est une vie qui pourrit tenir en quinze ligne dans les journaux du soir, et que le fait et quotidien. C'est ce qu'il est bon de savoir ; qu'il y ait des saints tous les jours, dont la sainteté est basée sur le quotidien, l'amour quotidien, bien cuit comme le pain.

La plus belle aventure pour nous est cette vie de tous les jours, le geste à faire, le mot à dire, l'amour à rendre, tout de suite, très simplement, sans aucune consigne d'Action catholique. Le monde est en train de craquer, qu'est-ce que nous pouvons craindre ? Nous préparer au martyre ? Si je l'ai cru autrefois je ne le crois plus. Le présent s'en va, s'enfuit, se perd à jamais quand nous préparons l'avenir ou rangeons le passé. Nous avons, comme les saint, à vivre au présent, non dans l'imitation de leurs excès qui furent toujours les stigmates de toutes une vie, mais dans la seule imitation qui soit possible, louable, secourable, celle du Christ qui, aussi, a eu sommeil, qui mangeait bien à table et qui s'asseyait au bord d'une route lorsqu'il avait mal aux pieds, et qui buvait l'eau de la Samaritaine comme si cette femme avait été lui-même, Jésus-Christ. Si au bout de cette vie de tous les jours il y a du sang que le bon Dieu récolte, c'est son métier ; que l'Eglise le récolte, c'est sa vocation ; que nous le fêtions, c'est notre joie, mais nous ne nous donnons pas des coups de couteau : il y a trop de saint non fêté pour nous, non récolté par l'Eglise, qui a coulé et qui coule encore pour que nous jouions à des exercices spirituels sanglants quand il s'agit simplement, aujourd'hui, d'avoir un peu de santé pour que le monde retrouve la sienne.

Les chrétiens ont le pouvoir d'être la santé du monde.

Le Christ nous a rendu la santé. N'ayons pas l'air de chercher toujours cette santé dans de grands voyages mystiques, de grandes aventures, sociales ou politiques, préparés, organisés, justifiés. Le monde est essoufflé, et les héros qui ne meurent pas tout de suite si vite se dévoient - André Malraux aurait eu le prestige d'un Saint-Exupéry s'il était mort en Ardèche en 1943, tandis que, hélas !... tout le monde avant tout a besoin aujourd'hui de retrouver le goût de vivre. L'amour seul peut donner le goût de vivre. C'est pourquoi je voudrais vous aimer, non seulement en pensant à ce que vous devez être pour le Seigneur, à ce que vous voulez être, mais vous aimer très simplement, tel que vous être, et pouvoir faire face paisiblement en joyeusement à tout ce qui m'arrive en disant : Deo gratias, comme saint Patrice, ou : Amen, comme toute l'Eglise.

 

Tout ça, c'est l'introduction de Robert Morel à son livre...


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