MARC ALYN
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CELEBRATION DU TABAC - ODETTE DUCARRE OU LES MURS DE LA NUIT - LA NOUVELLE POESIE FRANCAISE MARC ALYN PARLE DE ROBERT MOREL Par chance, j'ai bien connu Robert Morel, qui incarna comme nul autre les valeurs du refus. On le savait éditeur, mais il était d'abord un écrivain visionnaire qui - ayant souffert lui-même des rigidités et limites de l'édition conventionnelle - avait choisi d'édifier d'autres structures de divulgation de la pensée écrite. Lors de nos premières rencontre à Paris, Robert avait déjà fondé son Club du Livre chrétien grâce auquel il vendait directement à ses abonnés de grands textes de spiritualité. La présentation se révélait neuve, audacieuse toujours, et devait cette originalité à Odette Ducarre, épouse de Robert, peintre elle-même de grand talent qui inventait des formats, des reliures, des illustrations, transformant des ouvrages quelquefois imprimés sur papier d'emballage en véritables bijoux de bibliophilie. Robert et Odette : un couple magique dont chacun des éléments était fascinant par lui-même, le grand miracle consistant en leur rencontre, leur addition. Il y avait du moine, ou plutôt du bonze oriental en lui ; on le devinait maître d'énergies mentales d'une puissance insoupçonnable, dont il n'usait que dans la solitude. Je goûtais chez lui un certain sens du tragique corrigé par l'humour. Odette, quant à elle, séduisait à force de fragilités qui n'étaient qu'apparences et transparences, menant on ne sait comment plusieurs carrières à la fois, qui en eussent tué d'autres, sans perdre de vue l'essentiel. Comme artiste, elle pratiquait une transmutation constante de l'espace, ou plutôt des espaces imbriqués les uns dans les autres, froissant des papiers pour des viols de dentelles, des meurtres de soie grège, des masques de miroirs. J'étais présent aux côtés de Robert et d'Odette lorsqu'ils prirent la décision d'acquérir les bâtiments superbement isolés du Jas du Revest Saint-Martin, en Haute-Provence, où ils établiraient, vrais maquisards de la pensée, la demeure enchantée, matrice de tant de livres inoubliables. Des brebis divaguaient, ruisseau de lait, entre les vieux murs ; de toute part, un paysage grandiose aspirait l'oeil, qui prenait son envol. Ronces et chardons montaient à l'assaut des escaliers ; l'alto d'un merle rebondissait par instants sur un toit de lauze humide de rosée. C'est là, puis aux Hautes Plaines de Mane, qu'allaient paraître, entre autres : De la mort du Père Sertillanges, Je ne suis pas mort et La Nuit aveuglante d'André de Richaud, Le Privilège d'être de Georges Mathieu et, dans la série « Le Bien », le Bien-Rêver de Marcel Béalu, La Sculpture de Gilioli, ainsi que ma Nouvelle Poésie française. Lorsque je songe à cette époque révolue où un couple, exilé dans un repli invisible du haut-pays, parvenait, grâce à une passion contagieuse, à secouer l'édition, ouvrant des portes où il n'y avait que des murs gris, touillant des confitures odorantes en de vastes bassines de cuivre pareilles à des chaudrons de sorcières, célébrant le miel, l'oeuf, l'épingle de nourrice, le fromage et jusqu'au cimetière, il me vient des bouffées de tristesse et de regret. Combien nous manquent aujourd'hui Robert Morel l'en-dehors, le tisserand de vocables et son Ophélie aux doigts de neige qui, ensemble, recréaient à chaque instant le monde avec des brins d'herbe, des cailloux de petit Poucet, des lavandes, des copeaux de soleil, des bouts de laine et des becquées d'argile, comme une hirondelle fait son nid au bord du ciel.
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