ALAIN BORNEAlain Borne

 

 

 

LE A, N° 4 SUR LE FACTEUR CHEVAL - CELEBRATION DU HARENG - LE FACTEUR CHEVAL - LE FACTEUR CHEVAL ET SON PALAIS IDEAL

ROBERT MOREL PARLE D'ALAIN BORNE

"J'ai rencontré pour la première fois Alain Borne à Lyon, en 1942. C'était lors d'une réunion de rédaction, et ensuite d'un repas, au siège de la revue Confluences chez René Tavernier, dans l'immédiate banlieue. Il y avait comme à toutes les réunions, deux absents, Marc Beigbeder et Marthe Meyer qui signait en ce temps Raymonde Michaud. Comme ils étaient toujours absent et que la plupart d'entre nous ne les connaissions pas, nous avions fini par les marier. Sur leurs assiettes vides, nous plaisantions et Alain plaisanta. Nous devînmes tout de suite amis. Les circonstances nous avaient rapprochés.

Il n'était jamais descendu chez Pierre Seghers, montée du Fort, à Villeneuve-les-Avignons, moi non plus. J'étais arrivé en gare d'Avignon, à l'aube. Les allemands m'avaient arrêté à l'extrémité du pont. Ils avaient fouillé mon sac, ma veste et mon pantalon. Ils n'avaient pas trouvé les photographies de de Gaulle que j'avais cachées dans les pages non découpées d'une bible de Crampon qui m'avait accompagnée en prison. J'ai attendu le lever du jour dans le porche de l'église de Villeneuve ; le mistral me glaçait les joues, c'était peut-être à la fin mars. Je fus reçu chez Seghers par Anne qui était très jolie, et par le poète Loys Masson qui faisait office de secrétaire de rédaction de la revue Poésie 42, suite à Poètes casqués. Je portais une cravatte (il n'y a peut-être qu'un t, j'ai rarement porté ça) lavalière énorme et bleue. Loÿs me sauta au cou, on se congratula, il m'appelait Alain avec son accent dansant, Alain ! Alain !... jusqu'à ce que je comprenne qu'il me confondait avec Alain Borne, ce dont Anne le déprit. Mais j'en fus flatté car Alain Borne était mon aîné et un poète déjà apprécié.

Voilà comment naît à notre insu une amitié.

Après le repas chez René Tavernier, Alain et moi sommes partis à pied, lui pour rejoindre Perrache, et moi la rue de la Charité, près de Perrache où je logeais et où j'avais accès aux toits lyonnais... C'était vraiment loin, c'était le couvre-feu, mais nous ne prenions aucune précaution. Ce fut une bonne promenade. Nous étions très bien ensemble, parlant des amis, récitant des vers, riant, et découvrant avec jubilation que nous avions tous les deux, par goût et par conviction (contre le diable, contre la guerre, contre le désespoir) des gousses d'ail dans nos poches comme des potaches ont des gobilles, que nous décortiquâmes et mangeâmes, et dont nous avons gardé le gai souvenir tout au long de notre amitié.

J'ai mémoire d'un roman qu'il avait commencé de publier dans Confluences, qui était tendre et étrange, et que j'avais recommandé à René Julliard qui était en train de publier mon premier livre, l'Annonciateur, et qui voulait bien publier tous mes amis, mais Alain, dolent, princier, perché et paresseux, laissa son roman inachevé.

C'est l'époque où Aragon, séduit et séducteur, composait un beau poème à la gloire de Bertrand de Borne, le trouvère, et d'Alain borne que nous aimions tous, car il était sensible, modeste, indifférents aux compliments, en un mot : bon.

Le pays libéré, nous avions eu l'un et l'autre, mais à distance, les mêmes aventures, nous intégrant dans la société nouvelle qui nous devait quelque chose, puis la fuyant, sans toutefois la conchier. Nous n'avions jamais su manier les fusils...

Quand devant éditeur, en 1952, ou 56, ou 62, je ne sais plus et je m'en fous, pour donner la parole à des amis comme Delteil, Richaud, Alain Borne... relégués dans les placard, je me suis fais plaisir de sortir sa Célébration du Hareng, puis son facteur Cheval qui avait fait en vain la tournée des éditeurs parisiens. Les photographies étaient d'Henriette Grindat, à qui l'édition française n'a jamais fait de place. C'est Alain Borne qui attira l'attention d'André Breton, et d'autres, sur le facteur Ferdinand Cheval, dont il me fit cadeau d'une version inédite du journal, d'une orthographe et d'une graphie qui l'authentifient contre les versions connues. (Vous avez remarqué comme cette phrase est prétentieuse, mais il est quatre heures du matin, j'attend un assassin belge, et je n'ai plus le temps...).

Alain est venu chez moi au jas. Je l'ai revu à Montélimar, chez lui, dans sa tristesse et sa misère hautaines. Nous savions que nous étions condamnés à vivre, et à aimer, et que nous ne serions jamais entièrement heureux.

R.M. (Gordes le 3 mai 1987, à l'aube.) "

Extrait du XYZ n°4, 1987

 

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